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Plenel, Schneidermann et les débuts du modèle payant sur internet

Dans un monde journalistique en pleine mutation, un nouveau modèle de média a vu le jour ces dernières années : le payant sur internet. En France, Edwy Plenel avec Mediapart et Daniel Schneidermann avec @rrêt sur images ont été les premiers à faire le pas vers ce qui pourrait être une révolution.

Plenel et Schneidermann, ces deux noms font aujourd’hui incontestablement partie de la scène des médias en France. Ils ont, chacun à leur manière, mis en place un nouveau modèle économique journalistique : le payant sur internet. Mais qu’est-ce-qui se cache derrière cette innovation qui se veut garante de l’indépendance de la presse et par suite de la démocratie dans le pays ?

Un petit monde

Pour bien comprendre, on peut remonter jusque dans les années 80. Edwy Plenel et Daniel Schneidermann sont alors voisins de bureau au service des informations générales du quotidien Le Monde[1], tous deux y sont formés à un journalisme de valeurs. Leurs trajectoires ne cesseront par la suite de se recroiser. Lorsqu’en 2003 Schneidermann, alors devenu spécialiste du décryptage des médias, est mis à la porte du Monde pour avoir osé prendre position contre ses employeurs[2], c’est Plenel, alors co-directeur de la publication et sous le feu de la critique, qui cosigne son licenciement.

On retrouve les deux hommes quelques années plus tard, et plus précisément en juin 2007. France 5 vient d’annoncer qu’elle ne reconduira pas l’émission « Arrêt sur images », le rendez-vous dominical de décryptage des médias produite et animée par Daniel Schneidermann, et grâce à laquelle ce dernier avait trouvé, depuis 1995, son terrain d’expression. Quant à Edwy Plenel, cela fait maintenant deux ans qu’il a dû renoncer à son poste au Monde, en raison d’un désaccord fort quant à l’orientation prise par le groupe[3].

C’est là que l’aventure commence. Ne parvenant pas à convaincre France 5 de changer d’avis[4], c’est Schneidermann qui sera le premier à se lancer sur internet et à mettre en place un modèle payant. Le 13 septembre 2007 il crée, grâce à un tout petit fond propre, le site @rrêt sur images ; sur lequel il compte poursuivre, sur un nouveau support et selon de nouvelles modalités[5], le travail qu’il avait entrepris sur la chaîne du service public. L’atout principal d’@rrêt sur images consiste en une pétition lancée au moment de la fin de l’émission sur France 5 et qui a récolté quelques 180’000 signatures[6]. Grâce à ce riche carnet d’adresse et à la fidélité de son public, Schneidermann va pouvoir se permettre de franchir le pas : quelques semaines après le lancement du site, la nouvelle est annoncée, le contenu sera financé grâce à un abonnement des auditeurs devenus lecteurs et internautes.

Dans les traces de son confrère et ex-collègue, Plenel annonce alors fin 2007 le lancement d’un site de journalisme indépendant en ligne : Mediapart, qui verra le jour le 16 mars 2008. Un site qui se positionne d’entrée dans le registre de l’investigation, de la qualité… et du payant par abonnement. Des similitudes avec l’option choisies par Schneidermann qui valent d’ailleurs alors à Plenel un petit tacle de la part du directeur d’@rrêt sur images[7]. Inspiration, copie ? Finalement peu importe, une nouvelle porte est ouverte.

Les grandes lignes du modèle

Malgré leur apparentes similitudes, les deux créations sont très différentes, ne serait-ce que par l’investissement de base sur lequel elles reposent : tandis que Mediapart a réuni plus de 5 millions d’euros afin de pouvoir payer ses quelques 30 journalistes pendant au moins trois ans[8], @rrêt sur images est plus modeste et se base sur une somme initiale de 38’500 euros[9]pour mettre en place la structure nécessaire à la diffusion online de son émission hebdomadaire. Pourtant, issus du même terreau, @rrêt sur images et Medipart partagent plusieurs caractéristiques, que l’on peut considérer comme les grandes lignes du modèle économique du payant sur internet dans ses premières heures.

Premièrement, les deux sites se distinguent par un contenu à forte valeur ajoutée. Afin de justifier le coût de leur abonnement, les sites payant sont obligés de se distinguer de ce que l’on peut trouver gratuitement un peu partout à travers le web. Tous deux ont choisi de relever ce défi en investissant beaucoup dans le capital humain, afin de produire un contenu riche et qualitatif, et de « réintroduire de la valeur » dans les médias, selon la formule chère à Edwy Plenel. L’essentiel des dépenses d’@rrêt sur images[10] et de Mediapart sont ainsi consacrées au salaire des journalistes. Un choix rendu possible par l’élimination des coûts de production et de distribution propre à internet, qui représentent près de 60% des dépenses d’une entreprise de presse classique.

Deuxièmement, c’est un public fidèle qui fait vivre tant @rrêt sur images que Mediapart. Un constat qui va à l’encontre de ce qui se fait ailleurs sur le web, où les sites poursuivent désespérément une audience anonyme et volatile. Le chiffre d’affaire de ce nouveau modèle économique est lié aux abonnements et non au nombre de clics, remplaçant le principe de l’aguichage systématique par celui de l’engagement. Les deux entreprises ont ainsi décidé de renoncer complétement à la publicité et de lier intimement leur indépendance à la fidélité de leurs internautes.

Troisièmement, Daniel Schneidermann et Edwy Plenel se sont tous deux fortement appuyés sur leur notoriété et légitimité préexistantes pour catalyser l’attention, et par suite le succès de leur entreprise, autour de leur personne. C’est là peut-être une des limites de ce modèle. Est-il possible de se lancer dans le journalisme payant en ligne sans s’être auparavant forgé une réputation par le biais des médias traditionnels ?

Pas sûr. Mais une réponse positive à cette question pourrait cependant être amenée ces prochaines années par l’émergence de médias internet payant au niveau régional et même local. C’est le pari qu’a par exemple tenté le Dijonscope, lancé en 2009 et qui revendique le même type de ligne éditoriale que Mediapart à un niveau local[11].

Par Guillaume Laurent


[2] Lire « Le cauchemar médiatique, Le Monde dedans, dehors ? » par D.Schneidermann éditions DENOEL/IMPACTS. http://olivier.hammam.free.fr/imports/divers/cauchemar/conclu2.htm

[3] Jusqu’ici propriété exclusive de ses journalistes, Le Monde est alors en train de s’ouvrir à des investisseurs extérieurs.

[4] Voir démarches sur the Big Bang Blog, le blog de D.Schneidermann http://web.archive.org/web/20070824144147/http://www.bigbangblog.com/article.php3?id_article=664

[6] « Médias : nouveaux modèles économiques et questions de déontologie » 2010, Philippe Couve et Nicolas Kayser-Bril, avec Marion Senant, http://www.journaliste-entrepreneur.com/wp-content/uploads/2010/11/medias_nouveaux_modeles_PhCouve.pdf

[7]Site d’@rrêt sur images, décembre 2007, http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=71

[8] Notes de cours, Edwy Plenel, Perspectives philosophiques et politiques, AJM Neuchâtel automne 2012.

[9] Arrêt sur images, rubrique chez nous, site internet consulté pour la dernière fois le 20 avril 2013.

[10] Environ 70% selon le bilan 2011 de l’entreprise : http://www.arretsurimages.net/media/pdf/Comptes-Loubiana-2011.pdf